Plusieurs grands hommes n'ont point été exempts de ce vice odieux. M. de P***, colonel de cavalerie, vieillard d'un esprit agréable et cultivé, m'a raconté que dans sa jeunesse, voyageant en Suisse pour admirer les beautés d'un pays si varié par ses sites pittoresques, il s'arrêta dans une modeste auberge de village, sur la route de Vevay. Poussé par un grand appétit, il demanda à la maîtresse de l'auberge si elle pouvait lui procurer un gîte et à souper. L'hôtesse se trouvait au dépourvu, mais elle lui dit qu'il y avait dans une chambre au-dessus une espèce d'homme singulier et fort taciturne, accompagné d'une vieille femme, qui paraissait être sa gouvernante ; qu'elle lui avait donné tout ce dont elle pouvait disposer de sa cuisine, mais qu'elle allait le prier de partager son souper avec M. de P... Elle monte aussitôt, s'adresse à l'inconnu, lui fait part de son embarras et de l'arrivée d'un nouveau voyageur qu'elle n'attendait pas. L'inconnu se disposait à faire tranquillement sou souper ; il hésite, se consulte, parle à l'oreille de la vieille femme, et répond enfin assez tristement que si la personne arrivée trouve bon de souper avec lui, il ne le trouvera pas mauvais de son côté,puisqu'il faut se résigner à la nécessité. Le message est rapporté sans commentaire à M. de P..., qui, charmé de cet acte d'obligeance qu'il n'espérait pas, escalade l'escalier, salue l'étranger, le remercie avec une grâce toute française, fait aisément, comme on peut penser, honneur à la table et à la conversation. L'air de franchise et de gaîté du nouveau venu inspire de la confiance à l'étranger. La conversation s'anime ; elle tombe, soit à dessein, soit par hasard, sur le sujet inépuisable alors, sur la merveille du siècle, sur Voltaire. Je viens de Ferney, dit M. de P..., j'ai eu l'honneur d'adresser mes hommages au patriarche et d'en avoir été parfaitement reçu. Il se met en même temps à faire un pompeux éloge des talents, du génie, des grâces et de la vivacité d'esprit du vieillard de Ferney. La figure de l'inconnu se renfrogne, la vieille rougit ; M. de P... se trouble, il croit qu'il lui est échappé quelque sottise ou quelque mot offensif. Monsieur, lui dit l'étranger d'un ton assez brusque, ce que vous dites de M. de Voltaire ne me surprend pas du tout, puisque vous n'êtes que l'écho de tout le monde. M. de Voltaire, continue-t-il en appuyant avec affectation sur ce mot, M. de Voltaire a des talents, je n'en disconviens pas, mais je crois que sous ce rapport je le vaux bien. Grand étonnement de M. de P...Monsieur de Voltaire est riche, moi je suis pauvre, monsieur de Voltaire a de magnifiques appartements, de belles voitures, une suite nombreuse, moi je marche à pied, un bâton à la main, à peu près seul, comme vous voyez, en montrant la vieille, et je vis dans une chaumière ; l'étonnement de M. de P... redouble. Monsieur de Voltaire est au sommet des honneurs et de la gloire, flatté et caressé par tout le monde ; moi je suis dans l'abjection, l'objet continuel de l'envie, trahi par de faux amis, persécute par les grands : eh bien, malgré tout cela, tel que vous me voyez, monsieur, je ne me donnerais pas pour lui. M. de P... reste confondu. C'était J. J. Rousseau. L'envie est le ténia du cœur humain. HISTOIRE GÉNÉRALE DES PROVERBES T1 C. De Méry 1828